Le 8 janvier 2014, la ligne Congo-Océan de la compagnie spie Batignolles. JBDODANE
JUSTICE – Le Conseil représentatif des associations noires l’accuse d’avoir causé la mort de 17.000 personnes sur le chantier de la ligne Congo-Océan…
Les anciens racontent qu’à chaque fois qu’ils posaient une traverse, les ouvriers enterraient deux des leurs le long de la voie ferrée. Accusée, dans les années 1920, d’avoir tué «au-moins» 17.000 personnes sur le chantier de la ligne de chemin de fer «Congo-Océan», l’entreprise SPIE-Batignolles, spécialiste des travaux publics, va être assignée en justice ce mercredi à Paris. Le Conseil représentatif des associations noires (Cran) l’accuse de «crime contre l’humanité».
Des hommes déportés du Tchad ou du Gabon…
La dépouille du grand-père de Dominique Nitoumbi est donc là. Quelque part sous les 512 kilomètres de rails poussiéreux qui relient Brazzaville à Pointe-Noire, au Congo. «Un jour, j’ai accompagné mon père dans ce train, raconte cet homme installé aujourd’hui dans la région Midi-Pyrénées. C’est là qu’il m’a dit que mon grand-père était mort pendant les travaux.» Le vieux était du genre «taiseux». Dominique Nitoumbi, un enfant.
Mais, une fois revenu au village, à 70 kilomètres de Brazzaville, il n’a pu s’empêcher de poser des questions aux «grands». On lui a alors expliqué la ligne Congo-Océan. C’était dans les années 1920. Cette partie du Congo était administrée par la France. Et il fallait relier Brazzaville à l’océan Atlantique pour envoyer en Europe toutes les matières qui manquaient après guerre. «Le coton du Tchad et de Centrafrique, le bois du Gabon, les oléagineux et le cuivre du Congo», liste Dominique Nitoumbi.
Albert Londres parle de «moteurs à bananes»
C’est André Gide qui fut le premier à mettre un chiffre sur le phénomène. «17.000 morts», lâcha-t-il dans Voyage au Congo (Gallimard, 1927). Albert Londres le lut. Il voulut vérifier. Au chiffre de Gide, il ajouta l’expression de «moteur à bananes» dans Terre d’ébène (Albin Michel, 1929).
«Les ouvriers étaient vraiment des moteurs que l’on nourrissait de bananes, explique aujourd’hui Louis-Georges Tin, le président du Cran à l’origine de l’assignation. Quand le moteur cassait, on en prenait un autre…» De villages en villages, les contremaîtres allèrent jusqu’au Tchad et au Sénégal pour trouver de la main d’œuvre valide.
Pas de l’esclavage mais des travaux forcés
Ce mercredi 25 février 2014, Louis-Georges Tin déposera donc, au tribunal de Paris, une assignation pour «crimes contre l’humanité» contre la SPIE-Batignolles, héritière de la Société des Batignolles qui dirigea le chantier Congo-Océan. «Les faits ne sont pas contestés, relève Olivier Lecour Grandmaison, historien spécialisé dans l’étude de la colonisation. Même les dirigeants actuels de la SPIE l’admettent. Ils ont eux-mêmes écrit le chiffre de 17.000 morts dans un livre sur l’histoire de leur entreprise.» (Une histoire de SPIE, éditions Michel de Maule, 2011)
Au moment des faits, l’esclavage était aboli depuis soixante-dix ans. Mais il restait les travaux forcés. «Ce n’était pas des personnes condamnées aux travaux forcés, précise Olivier Lecour Grandmaison. C’était une disposition applicable à tous. L’Etat colonialiste avait la charge de fournir de la main d’œuvre aux entreprises publiques, quitte à réquisitionner de force. C’est ce qu’il s’est passé!»
Des lieux de mémoire à construire
Aujourd’hui, Louis-Georges Tin voudrait que la SPIE soit condamnée à construire des lieux de mémoire le long de la voie ferrée. «Il n’y a pas de monument à part un buste du gouverneur Antonetti à Pointe-Noire, déplore Dominique Nitumbi. En revanche, chaque gare, chaque village garde ça dans sa chair. Par exemple, la gare de Miseru porte le nom d’une ethnie du Tchad qui a été décimée par le chantier.»
La SPIE-Batignolles ne clame-t-elle pas en guise de slogan: «Le meilleur est à construire»?
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